Atlantide 2020, festival des littératures
Sous l’impulsion de son directeur artistique, Alain Mabanckou, 50 auteurs et dessinateurs venus du monde entier échangeront avec les lecteurs au cours de 80 rencontres, lectures et conversations, leurs mots et points de vue sur les grands enjeux de nos sociétés.
- Du jeudi 5 mars 2020 au dimanche 8 mars 2020
44000 Nantes
L'avis de la rédaction
Jouer avec les mots
Sous la direction de l’écrivain Alain Mabanckou, le festival littéraire nantais continue de feuilleter les pages de la littérature internationale. 60 auteurs de 26 nationalités différentes au rendez-vous. De A à Y, Kaouther Adimi, Sylvain Coher, Didier Daenincks, Marie Darrieussecq, Abd Al Malik, Yaël Pachet, Abdellah Taïa… Zhang Yueran. Parmi eux, Catherine Blondeau, la directrice du Grand T, prouvera que sa présence ici n’est pas usurpée tant son premier roman Débutants porte haut et fort les couleurs de l’engagement, la liberté et l’ouverture à l’autre, les maîtres mots de cette édition.Julie Baron
L'interview
Une mélancolie arabe, Le Jour du Roi (Prix de Flore 2010), Infidèles, Un pays pour mourir… Abdellah Taïa a bousculé la littérature du Maghreb avec des romans miroirs de l’actualité où il évoque clairement son homosexualité, les exclus… Avec La vie lente paru en 2019, il traite du changement de regard sur l’immigré en France après les attentats. Il prend place parmi les voix du monde invitées du festival Atlantide.
Comment définissez-vous votre littérature ?
J’aime rappeler que j’écris en français, dans une langue qui n’est pas la mienne. Il m’a fallu beaucoup d’années pour la maîtriser. Ma littérature part d’un matériau vrai, réel, autobiographique mais dans un grand combat avec la langue.
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Mais pourquoi écrire en français ?
Ça remonte aux origines sociales. Je suis né en 1973 dans une famille pauvre et nombreuse. Dans ce Maroc post-colonial, le français était une langue de pouvoir, chic, qui permettait de s’élever socialement. J’ai dû comprendre que ça m’élèverait. Je suis venu à la langue française pour manger…
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N’est-ce pas écrire dans une langue un peu étrangère ?
Non. Je ne suis jamais venu à la langue française avec l’idée que c’était plus grand et plus fort que moi, que c’était plus important que les chants de ma mère ou l’imaginaire des pauvres Marocains. Ça ne m’a jamais déraciné. Le Maroc dans lequel je suis né et où j’ai grandi, c’est ce qui est sorti dans mon rapport à la langue française.
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Vos romans parlent des exclus… Les homos, les immigrés, les pauvres…
On ne se dit pas “je vais donner la parole aux opprimés”. Mais ma vie est entrée là-dedans et je fais partie des minorités. L’identité gay, tellement loin d’un pauvre Marocain, n’était pas dans ma tête mais elle a dû aiguiser mon regard. Je me raccrochais à mon monde même s’il était synonyme de violence. J’ai l’impression que ma mère, mes sœurs et ma tante sont entrées en écriture avec moi.
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Quel rapport entretenez-vous avec votre pays ?
Quand tout allait s’éloigner avec la mort de ma mère, le Maroc est revenu comme un tsunami qui continue de me dépasser. J’ai compris que je n’aurai jamais la réparation que je mérite pour la violence et les viols que j’ai subis. Il me faut tourner la page et pardonner. Mais ça ne veut pas dire que j’oublie.
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La question de l’homosexualité est très présente dans votre œuvre, est-ce qu’elle vous stigmatise ?
Jamais car je suis sorti de la honte à douze ans. C’est là que j’ai commencé à réfléchir à comment j’allais manger et envahir le monde. Si certains veulent me réduire à un écrivain homosexuel, c’est qu’ils sont homophobes tout en se croyant tolérants. L’homosexualité n’est pas une petite chose pour moi et je ne vais pas revenir à la honte.
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Vos romans regorgent de personnalités fortes, quelque chose de la Méditerranée au sens large…
J’appartiens à ce monde méditerranéen. Mon manque de pudeur, ma capacité de crier et d’être sauvage, de n’être pas bien civilisé à l’occidentale, ça n’est pas réfléchi. Je suis dans une autre logique de vie. Ma mère n’était pas soumise. Si soumission il y a, c’est aux yeux du pouvoir, politique ou religieux.
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Vos phrases sont de plus en plus courtes, comme si votre écriture s’accélérait…
Plus j’écris, plus je me débarrasse d’une bonne écriture littéraire à la française. J’ai envie de revenir au dénuement. La mère qui n’a pas de quoi nourrir ses enfants, elle invente une histoire lorsqu’elle arrive chez le marchand de légumes. J’ai l’impression que ma littérature, elle en est là. À partir d’Infidèles, la cadence s’est accélérée parce que la mère est partie dans la mort. Il y a une colère immense par rapport à l’existence même. Tout dérape et s’accélère pour aboutir à une forme d’explosion.
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Où commence la fiction ?
La fiction commence dans nos vies avant d’écrire. Notre regard transforme la réalité. Je ne veux pas raconter une fiction pure. J’ai l’arrogance de penser que j’ai trop d’histoires intéressantes en moi. Je vais vers la vérité des personnages mais je n’hésite pas à faire le menteur, le charmeur, le sadique.
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C’est aussi une écriture politique…
Ça l’est devenu. J’ai moins peur du monde d’une manière politique. J’ai la capacité de nommer les choses. Dans La vie lente, le lien n’est pas la politique de la France mais elle entre au milieu de ce qui unit les personnages.
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Vous mettez la France face à ses contradictions. Vous n’êtes pas très tendre avec elle…
Je ne suis tendre avec personne. Même pas avec moi-même. Il y a une forme de colère dans mon écriture. Mes livres se situent à un moment où quelque chose tombe. J’ai conscience de ce que vivent les immigrés, homos ou hétéros, et si je sens que quelque chose tombe en France, il me faut le raconter. Mais je ne fais pas de la socio expliquée.
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Que lisez-vous en ce moment ?
Je suis dans un livre qui réunit les interviews de Fassbinder. Dans la société allemande d’après-guerre, il a osé dire la vérité au monde. Ça m’aide à sortir d’une phase de déprime. Ça parle de la fausse émancipation que le monde nous offre. Nous voulons que les droits arrivent, le changement pour les femmes mais ça ne doit pas être qu’un discours médiatique. Il faut aller au-delà de ce qui fait le buzz.
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La rencontre entre le monde arabe et l’Occident est-elle possible ?
Oui parce que nous sommes tous des êtres humains. Mais l’Occident vit dans l’innocence de son arrogance. Il oublie qu’il a exploité le Sud. Le colonialisme s’est arrêté mais la France continue de faire comme si elle n’acceptait pas. Je crois qu’il est important que quelqu’un comme moi fasse le lien entre l’histoire et le colonialisme, l’homosexualité et le colonialisme…
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Qu’attendez-vous des échanges avec les autres écrivains à Atlantide ?
Je suis ouvert d’esprit et j’ai besoin d’être secoué par les idées des autres. C’est un plaisir d’essayer de créer un échange car je ne veux pas rester figé dans ce que je pense du monde.
Interview Patrick Thibault
Crédit photos : Taïa © Abderrahim Annag
L'article
S’il est un grand écrivain, Alain Mabanckou est aussi un beau parleur. C’est peut-être aussi pour ça qu’il est un bon directeur artistique pour le festival des littératures. Lorsqu’il décrit Nantes comme “la capitale française de l’optimisme culturel et du pouvoir de l’imaginaire”, on sait que l’écrivain n’a aucun mal à faire résonner les mots. Justement, dans la continuité des précédentes, cette nouvelle édition se veut “à l’écoute des rumeurs du monde”. C’est ainsi que les voix du monde sont conviées à Nantes pour Atlantide.
La musique des mots et des maux se fera entendre avec des invités comme Abd Al Malik et Emmanuelle Pireyre ou Leïla Slimani, qui donne la leçon inaugurale. “Le roman est plus que jamais social et miroir de l’actualité”, nous confie le directeur artistique. Preuve à l’appui avec la présence de Eirikur Örn Norddahl, Abdellah Taïa et Marie Darrieussecq qui “brassent le féminisme, les extrémismes, le terrorisme” et “fustigent les politiques européennes de la migration”.
L’Histoire entre fiction et réalité avec François-Henri Désérable et Rupert Thomson. L’Histoire en question avec de nombreux auteurs qui évoquent la colonisation, les “corps colonisés”, la liberté… Des voyages par milliers, en Chine, en Ouganda, en Algérie, à Djibouti ou Diën Biën Phu. Et toujours une place importante apportée “aux femmes portées par la puissance des mots, de la parole et des imaginaires : Mayra Santos-Febres, Zhang Yueran, Loo Hui Phang.
Et une place très concrète aux “voix à venir” à travers les premiers romans de Maïko Kato, Guillaume Lavenant, Catherine Blondeau ou Éléonore Pourriat. Prenons date.
Patrick Thibault